Переписка 1992–2004
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Plut^ot que de nous occuper d`es `a pr'esent du rapport de ce ph'enom`ene au temps, revenons-en `a ce qui motive le libell'e de mon titre.
“Apr`es”, en effet, n’y a pas l’acception du latin “post’ (ceci, puis cela); il garde son acception originale, celle de notre adverbe “aupr`es”. Ainsi entendu, “apr`es” est comme l’indice d’un mouvement, et plus exactement encore: d’un mouvement de rapprochement; avec cette nuance importante que le mouvement s’efforce de parvenir `a se rapprocher de ce dont, au d'epart, il est loin. Dans la langue populaire, laquelle parle sous l’urgence, qui se renouvelle heureusement en permanence, de redonner sans cesse `a voir ce qui est dit, cette nuance est tr`es pr'esente. Dire: “courir apr`es quelqu’un” signale d’embl'ee que la course en question a lieu relativement `a quelqu’un qui, peu importe si c’est `a dessein ou non, ne cesse de rester 'eloign'e.
C’est pour rappeler une particularit'e apparemment peu not'ee du titre allemand de la conf'erence de Heidegger dont nous comm'emorons le cinquantenaire, que j’intitule ma communication “Apr`es la technique”.
Cette conf'erence, prononc'ee le 18 novembre 1953, porte le titre: “Die Frage nach der Technik” — o`u “nach der Technik” a bien l’acception que je viens de dire: “apr`es la technique” — dans la mesure o`u le questionnement s’y met en qu^ete de la technique, ph'enom`ene aupr`es duquel, malgr'e les apparences, nous ne sommes pas du tout au d'epart.
Dans notre langue, parler de question conduit `a ce que l’on formule: une question sur… (on s’interroge ainsi sur l’existence de Dieu, sur l’importance des ressources naturelles, etc.). En allemand, poser une question implique qu’elle soit formul'ee `a l’aide de la pr'eposition “nach”, laquelle d'erive de l’adjectif “nah” (le “proche”), ce qui ouvre en quelque sorte la dimension o`u pourra 'eventuellement se produire une approche de ce que l’on cherche `a conna^itre.
Toutes ces remarques seraient presque oiseuses si nous n'egligions d’y remarquer l’essentiel, `a savoir que les langues parlent en suivant un certain esprit. Si nous sommes attentifs `a l’indication que donne la langue allemande, nous pouvons commencer par entrevoir ceci: poser une question, ce n’est pas toujours simplement demander `a ce que soient recueillis des renseignements `a propos de ce sur quoi l’on s’informerait. Et pour passer au sujet qui nous occupe, ce pourrait ^etre l’occasion de pressentir que la technique, la technique elle-m^eme n’est pas l`a sous nos yeux, imm'ediatement accessible et analysable comme un simple objet qu’il est loisible d’examiner, mais bien qu’elle 'echappe au type de prises que nous d'eployons habituellement pour saisir ce que nous avons sous les yeux, de sorte que questionner la technique impose d`es le d'epart d’abandonner cette attitude famili`ere, pour se mettre en route vers elle — et ne pas tarder `a y faire une exp'erience, `a savoir que cette d'emarche pr'esente une allure hautement paradoxale, le moindre des paradoxes n’'etant pas qu’aller vers elle ne diminue pas la distance qui nous en s'epare. En d’autres termes: aller vers la technique, c’est devoir ^etre apr`es elle; mieux encore — si nous acceptons `a notre tour de nous laisser guider nous aussi par l’esprit de notre langue — faisant droit `a la vieille locution classique: devoir, vis `a vis de la technique, ^etre apr`es `a questionner… — entendons parler notre langue: ^etre occup'es `a questionner — mettre tous nos soins, d'eployer toute notre attention pour prendre, face `a la technique, la seule posture qui la laisse elle-m^eme venir d’elle-m^eme apporter les mots en lesquels elle va se ph'enom'enaliser.
La question de la technique n’est pas une question facile. Non pas qu’elle impliquerait un d'eploiement d’enqu^etes exc'edant les capacit'es que nous sommes individuellement en 'etat de mettre en oeuvre, mais tout simplement parce qu’elle demande un changement sans pr'ec'edent du mode de questionnement.
Envisager ne serait-ce qu’un changement quelconque, voil`a qui ne va pas sans susciter quelque perturbation. Mais ce changement-l`a, le changement du mode de questionnement, risque de bouleverser d’une mani`ere si profonde, qu’il est prudent de commencer par s’y exercer pour ainsi dire du dehors (c’est—`a-dire d’abord par des d'ecalages formels) avant de l’entreprendre pour de bon.
`A titre pr'eparatoire, regardons le titre choisi par Heidegger lorsqu’il s’est agi de publier, en 1962, le texte du cours profess'e pendant le semestre d’hiver 1935/1936, et qui s’intitulait originalement: Questions fondamentales de la m'etaphysique.
Le livre de 1962 porte le titre: “Die Frage nach dem Ding”. Ce titre permet de v'erifier ce que nous venons d’avancer. `A premi`ere vue il donne `a entendre que l’on s’y interroge sur ce qu’est une chose. Mais en r'ealit'e il invite `a nous livrer `a un exercice dont la pratique demande des qualit'es peu cultiv'ees, l’exercice qui consiste `a envisager face `a face (si l’on ose dire) quelque chose qui ne cesse d’'echapper; `a savoir, dans le cas pr'ecis, le fait qu’une “chose” — ce que nous nommons “une chose”, et que les Allemands nomment “ein Ding” (les Anglais “a thing”) — il se pourrait bien, malgr'e toutes les d'ecouvertes techniques qui s’accumulent depuis des si`ecles, que nous en soyons beaucoup plus 'eloign'es que nous ne pensons; si 'eloign'es m^eme, que nous ne pressentons plus gu`ere ce que sont les choses, ce qu’elles sont, d'esormais, radicalement `a notre insu (raison pour laquelle un malaise presque insupportable s’installe, `a peine quelqu’un en vient-il `a simplement 'enoncer que ce que nous pensons aujourd’hui des choses nous barre l’acc`es `a ce qu’elles sont en v'erit'e).
Ce que sont les choses, Heidegger nous invitera plus tard `a en apprendre le B, A, BA `a m^eme l’exp'erience la plus humble, en faisant para^itre que la moindre des choses n’est vraiment que dans la mesure o`u, avec elle et en elle, est en cause et se rassemble le cadre entier non seulement de toutes les choses, mais de tout ce qui est.
Avant cette lecon de chose, on peut lire `a la derni`ere page du livre publi'e en 1962 (dont on pourrait rendre le titre en disant Questionner apr`es la chose):
«Nous avons dit plus haut que la question de la chose [die Dingfrage] 'etait une question historiale; `a pr'esent nous voyons plus lisiblement `a quel point il en est bien ainsi. La mani`ere dont Kant questionne apr`es la chose consiste `a questionner apr`es “intuitionner” et “penser”, apr`es “l’exp'erience” et ses “principes”; ce qui signifie: cette question questionne apr`es l’homme. La question: Qu’est-ce qu’une chose? n’est autre que la question: Qui donc est l’^etre humain?
Mais cela n’implique pas que les choses soient de simples fabrications de l’ing'eniosit'e humaine; tout au contraire, cela signifie: l’^etre humain doit ^etre compris comme cet ^etre qui, toujours d'ej`a, saute d’embl'ee par-del`a les choses, mais de telle mani`ere que sauter par-del`a les choses n’est possible que dans la mesure o`u les choses, tout en demeurant elles-m^emes, viennent `a la rencontre <de l’homme> — en ceci pr'ecis'ement qu’elles nous renvoient nous-m^emes derri`ere nous, derri`ere tout ce qui, chez nous, en reste `a la surface. Dans le questionnement kantien apr`es la chose s’ouvre une dimension qui s’'etend entre la chose et l’^etre humain, et dont l’'etendue porte loin en avant par-del`a les choses, tout en portant `a rebours bien derri`ere les ^etres humains.»
Le style de Heidegger se reconna^it moins au vocabulaire qu’`a la facon qu’il a de faire appara^itre ph'enom'enologiquement, par exemple: cette “dimension” dont il parle `a la fin du texte que je viens de citer. Il me para^it important de souligner ce trait, parce que cela permet de saisir quelque chose qui, dans l’atmosph`ere asphyxiante de cloisonnement qui r`egne dans ce qui nous tient lieu de monde, 'echappe de plus en plus fatalement.
Cette dimension dont parle Heidegger — que dis-je: cette dimension que nous voyons se d'eployer pour peu que nous aiguisions notre 'ecoute en nous attachant `a suivre ce qui est dit — d’autres, `a leur mani`ere `a eux, l’on fait para^itre. Ainsi (je n’en cite qu’un, mais quand on a l’attention aviv'ee, on peut voir d’autres grands exemples o`u parall`element vient s’exposer une manifestation comparable), ainsi, Henri Matisse, dans sa peinture, donne essor `a ce qu’il nomme dans ses propos: “espace spirituel”, ou “espace cosmique”, “v'eritable espace plastique”, dont la sp'ecificit'e consiste, dit-il, `a ^etre un “espace vibrant”. Dans un propos rapport'e par Andr'e Verdet [100] , et datant de la fin de sa vie, Matisse d'eclare
100
Cit'e dans Henri Matisse, 'Ecrits et propos sur l’art, 'etablis par Dominique Fourcade, Collection Savoir, Hermann, Paris, 1972, p.251.
Donner la vie `a un trait, `a une ligne, faire exister une forme, cela ne se r'esout pas dans les acad'emies conventionnelles mais au dehors, dans la nature, `a l’observation p'en'etrante des choses qui nous entourent.»
Dans un propos plus ancien [101] (datant de 1929), il exposait l’intention qui pr'eside `a son travail de peintre:
«Mon but est de rendre mon 'emotion. Cet 'etat d’^ame est cr'e'e par les objets qui m’entourent et qui r'eagissent en moi: depuis l’horizon jusqu’`a moi-m^eme, y compris moi-m^eme. Car tr`es souvent je me mets dans le tableau et j’ai conscience de ce qui existe derri`ere moi.»
101
Ibid. p. 99.
Les mots ont beau n’^etre pas les m^emes, l’angle d’attaque des questions pointer dans des directions distinctes — une ind'eniable analogie d’inspiration anime le peintre et le philosophe: celle qui les oblige l’un comme l’autre `a quitter l’ordre convenu de la repr'esentation habituelle — `a le quitter une fois pour toute, c’est—`a-dire avec la conviction de ne jamais plus m^eme pouvoir y revenir. Dans ce mouvement, il ne faut pas se le cacher, g^it un risque consid'erable: perdre le contact des contemporains, ne plus du tout leur ^etre intelligible. Non pas par souci de se singulariser en voulant `a tout prix para^itre “original”, mais sous une urgence enti`erement autre, qui ne peut gu`ere tomber sous le sens, puisqu’il s’agit d'esormais d’exister en rapport imm'ediat si possible `a ce dont tire son origine ce que vous ^etes, ce que vous faites aussi bien que le cadre entier de tout ce qui vous entoure.