Переписка 1992–2004
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Dans le cas de Heidegger, les vicissitudes de l’histoire ont encore accru ce risque, au point qu’il est facile de masquer sous l’apparence d’une candide bonne foi des critiques dont la motivation r'eelle est l’incapacit'e d’envisager ne serait-ce que le plus infime changement des habitudes acquises.
La facon dont aujourd’hui encore, cinquante ans apr`es que la conf'erence a 'et'e prononc'ee, on 'evacue commun'ement ce que Heidegger a tent'e de faire 'emerger concernant la technique; la l'eg`eret'e avec laquelle le philistinisme intellectuel escamote son propos sous l’'etouffoir qu’est la formule inepte de “technophobie” [je n’invente rien, h'elas! — je me borne `a citer], tout cela aurait de quoi stup'efier, si ne pouvait s’y rep'erer la source de ces gauchissements: la micrologie, sinon la misologie qui condamne `a faire fi de tout ce qui ne se r'eduit pas aux sch'emas gr^ace auxquels on se meut confortablement l`a o`u il n’y a plus que des “probl`emes” en attente de leur “solution”. Je ne souligne pas cette carence parce que je me laisserais emporter par un mouvement d’humeur. Rien ne doit ^etre ici du ressort d’un simple affect. Quand il s’agit de penser, s’impose d'ecid'ement d`es le premier pas, d’avoir d'elaiss'e le terrain de l’opinion et des inclinations. Heidegger, face `a la technique, ne s’abandonne pas `a une “phobie”. Si tel 'etait le cas, disons-le tout net, il ne vaudrait pas la peine de nous en occuper un seul instant.
Se mettre en 'etat de penser, demande de ceux qui l’entreprennent qu’ils mettent en oeuvre une lucidit'e, un sang-froid et une sobri'et'e capables de balayer sans d'esemparer hors de leur horizon la masse de lieux communs, de figures de rh'etorique et d’id'ees recues qui forme le fonds de
fonctionnement de la pens'ee commune.
Si nous avons r'eellement l’intention de nous confronter `a la tentative de penser la technique, il faut donc savoir que cela va nous demander, `a nous aussi, de nous arracher aux pesanteurs de la pens'ee ordinaire. C’est beaucoup plus difficile `a accomplir qu’`a 'enoncer, pour la raison que nous avons tous spontan'ement l’inclination `a penser comme pense tout le monde. C’est en chacun de nous que vit, jamais compl`etement surmont'ee, la peur par excellence, celle d’avoir `a penser par soi-m^eme. Nous avons peur de penser autrement qu’`a l’aide des instruments de l’habitude et du conformisme, parce que penser vraiment est l’une des formes les plus aigu"e du risque qu’est n'ecessairement exister, lorsqu’exister implique qu’il faille en existant endurer sa propre finitude.
Mais pourquoi donc penser la technique? Nous voil`a semble-t — il, devant le dernier obstacle. Car si l’urgence de penser la technique vient d’ailleurs que de la pens'ee elle-m^eme — si par exemple elle tire sa motivation des inconv'enients dont le d'eveloppement technique finit par r'epandre un peu partout la sourde inqui'etude, alors il y a fort `a craindre que sous la rubrique “pens'ee de la technique” ne se trouve en r'ealit'e rien d’autre que ce dosage de r'eactions sociales consensuelles qui passe pour ^etre la pens'ee.
La pens'ee v'eritable est rupture — comme est rupture tout ce qui a un vrai poids dans une vie humaine. Rupture par rapport `a ce qui pr'ec`ede, mais surtout rupture relativement `a tout ce qui usurpe l’apparence d’^etre proche — bref: rupture qui ne cesse de rompre avec l’imposture.
`A propos de la question de la technique, 'ecoutons ce que dit Jean Beaufret. Cet homme a si admirablement appris `a pratiquer l’art de rompre en se d'epaysant jusqu’`a soi-m^eme, qu’il en est devenu, m^eme en France, comme un 'etranger. Comment s’expliquer autrement que pour le vingti`eme anniversaire de sa mort, survenue le 7 ao^ut 1982, n’ait paru en France
qu’un seul hommage `a Jean Beaufret?
Je tiens `a saluer la pr'esence parmi nous, ce matin, de celui qui a 'ecrit cet hommage: Pierre Jacerme. Son texte s’intitule Martin Heidegger et Jean Beaufret/Un dialogue [“Revue philosophique”, 2002, n° 4].
Il y a presque quarante ans, le 9 septembre 1963, Jean Beaufret 'ecrivait `a Heidegger (`a la veille, donc, du dixi`eme anniversaire de la conf'erence):
«Je crois que je vois, encore mieux qu’`a Messkirch, l’extraordinaire difficult'e de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par-del`a Aristote, remonte jusqu’`a H'eraclite, dans la mesure o`u le caract`ere irr'esistible de la technique, en son d'eploiement pl'enier, r'epond au secret lui- m^eme, au kruvptesqai de la fuvsi", au fait en retrait que <la fuvsi" se r'ev`ele ainsi>, par quoi l’histoire tout enti`ere de l’all'egie de l’estre-m^eme est port'ee.»
La lettre ne parle pas — il faut le dire — exactement en ces termes. Jean Beaufret, qui 'ecrit jusque l`a en francais (sauf en mentionnant le titre “Die Frage nach der Technik” — peut—^etre comprenons-nous `a pr'esent pourquoi), `a partir de “jusqu’`a H'eraclite”, passe en effet `a l’allemand, ce qui donne comme texte — 'ecoutons-le tel qu’il fut recu par Heidegger:
«Je crois que je vois, encore mieux qu’`a Messkirch, l’extraordinaire difficult'e de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par-del`a Aristote, remonte jusqu’`a H'eraclite, insofern das Unaufhaltsame des Wesens der Technik dem Geheimnis selbst, dem kruvtesqai der fuvsi", dem verborgenen “Dass” entspricht, durch das die ganze Lichtungsgeschichte des Seyns getragen ist.»
Que se passe-t — il avec ce changement de langue? Il n’est pas superflu de poser la question, d’autant moins que par l`a — avant m^eme de nous mettre `a traduire de ce qu’'ecrit Jean Beaufret — nous avons occasion de pr'eciser le sens du questionnement. Il est bon, en effet, lorsque nous questionnons, de nous demander si nous questionnons sur… ou bien si nous questionnons apr`es.?
Pourquoi Jean Beaufret passe-t — il du francais `a l’allemand? N’est-ce pas justement parce qu’il entreprend de questionner dans le sens que nous cherchons `a mettre en 'evidence — c’est—`a-dire non pas `a propos de quelque chose qui serait l`a sous nos yeux, mais vers ce qui non seulement n’est pas l`a, mais ne cesse de se d'erober — selon une 'echapp'ee dont l’emportement seul peut frayer le passage `a une approche?
La question de la technique, dit-il, est “la question des questions”. Entendre cette formulation suivant la pente habituelle de nos compr'ehensions, fait simplement passer `a c^ot'e de ce qu’il s’agit de penser. Car la question de la technique n’est pas Ja question aupr`es de laquelle toutes les autres feraient p^ale figure. C’est la question des questions au sens o`u, en elle, viennent se r'esumer toutes les autres questions, dans la mesure pr'ecise o`u elles sont bien autre chose que des demandes d’information; c’est la question en laquelle toutes les questions philosophiques trouvent en quelque sorte leur figure embl'ematique.
T^achons de voir cela le plus directement possible, c’est—`a-dire au moment du changement de langue. En se mettant `a 'ecrire en allemand, Jean Beaufret introduit une rupture dont l’indication est aussi abrupte que claire. Le mot de cette rupture se trouve ^etre la conjonction “insofern” — o`u s’entend le mot “fern” (“far”, *per. pevra. pro, c’est—`a-dire les vecteurs les plus constants, dans nos langues, des tensions vers l’extr^eme lointain). Nous y reviendrons; mais pour le faire comme il faut, voyons d’abord quel est le cours de cette phrase qui, je le rappelle, commence en francais.
La question de la technique, s’explique `a lui-m^eme Jean Beaufret lisant et relisant la conf'erence “Die Frage nach der Technik”, est une question 'eminemment philosophique (et donc nullement un probl`eme, susceptible d’^etre r'esolu anthropologiquement, sociologiquement, bref `a l’aune de la science). En tant que question philosophique, cette question — o`u l’on est apr`es `a questionner la technique — renvoie d’abord `a Aristote. Pourquoi cela? Parce que c’est lui qui d'efinit [en 1439 b 15 de l’'Ethique `a Nicomaque], l`a o`u nous distinguons “art” et “artisanat”, l’unique visage de ma^itrise que les Grecs nomment indiff'eremment: tevcnh. Il la d'efinit comme la premi`ere modalit'e d’av'erer, de “produire hors du retrait” — d’ajlhqeuvein comme 'ecrit en toutes lettres Aristote. Par l`a, est d'egag'ee la caract'eristique formelle de toute technique: `a savoir qu’elle a fondamentalement `a voir avec l’histoire philosophique de la “v'erit'e”, laquelle commence avec l’ajlhvqeia, telle que le monde hell'enique en a fait `a jamais nomm'ement l’exp'erience.