Том 6. С того берега. Долг прежде всего
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La noblesse russe, dans la forme qu'elle conserve depuis Pierre Ier, repr'esente plut^ot une prime pour des services rendus, qu'une caste existant par elle-m^eme; on perd m^eme la noblesse, d'apr`es la loi, quand, dans une famille, deux g'en'erations successives ne sont pas entr'ees au service de l'Etat. Les chemins qui conduisent `a la noblesse sont ouverts de tous c^ot'es. Il y a cinq ans qu'on a 'elev'e, `a cet 'egard, quelques difficult'es; mais elles appartiennent au nombre de ces mesures qui disparaissent sans cons'equence le jour qui suit l'investiture imp'eriale.
Pierre Ier, avec toute sa puissance, n'aurait pu rien ex'ecuter s'il n'avait pas rencontr'e d'ej`a une foule de m'econtents. Ces m'econtents lui vinrent en aide; c'est d'eux et de tout ce qui servait le nouveau gouvernement, que s'est form'ee la Russie europ'eenne. Pierre Ier anoblit cette partie de la nation pour l'opposer `a la Russie agreste. Mais outre que cette classe n'a produit aucune aristocratie ayant force et vigueur, elle a encore absorb'e en elle l'aristocratie, autrefois puissante, de l'ancienne noblesse, des boyards et des princes [83] . La nouvelle noblesse, se recrutant sans cesse dans toutes les classes, n'acquit un caract`ere aristocratique qu'`a l''egard du paysan, aussi longtemps qu'il restait paysan, c'est-`a-dire `a l''egard de cette portion du Peuple qui se trouvait aussi plac'ee par le gouvernement en dehors de la loi.
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Le droit d'a^inesse est compl`etement inconnu en Russie.
Probablement, dans les premiers temps qui suivirent la r'eforme, tous ces lourds et grossiers boyards, avec leur perruque poudr'ee et leurs bas de soie, ressemblaient fort `a ces 'el'egants d'Ota"iti qui se pavannent en uniforme rouge anglais avec des epaulettes, sans culottes ni chemises. Mais gr^ace `a notre talent d'imitation, la haute noblesse s'est bient^ot appropri'ee les mani`eres et la langue des courtisans de Versailles. En adoptant la d'elicatesse des formes et des moeurs de l'aristocratie europ'eenne, elle ne perdit pas tout `a fait les siennes propres, et, par suite, sa mani`ere de vivre, au temps de Catherine II, offrait un m'elange original de sauvage indiscipline et d''education de cour, de morgue aristocratique et de soumission semi-orientale. Ces moeurs 'etaient cependant plut^ot originales et anguleuses que caricature; elles n'avaient rien de ce ton banal et sans go^ut qui a toujours distingu'e l'aristocratie allemande.
Entre la haute noblesse qui habite presque exclusivement P'etersbourg, et le prol'etariat noble des employ'es et des gentilshommes sans propri'et'e, se trouve l''epaisse couche de la moyenne noblesse, dont le centre moral est `a Moscou. Abstraction faite de la corruption g'en'erale de cette classe, il faut avouer que c'est en elle que r'esident le germe et le centre intellectuel de la prochaine R'evolution. La position de la minorit'e instruite de cet ordre (cette minorit'e est assez consid'erable) est fort tragique; elle est s'epar'ee du Peuple parce que, depuis quelques g'en'erations, ses p`eres se sont attach'es au gouvernement civilisateur, et s'epar'ee du gouvernement parce qu'elle s'est civilis'ee. Le Peuple voit en eux des Allemands, le gouvernement des Francais.
Dans cet ordre si absurdement plac'e entre la civilisation et le droit de planteur, entre le joug d'un pouvoir illimit'e et les droits seigneuriaux qu'il poss`ede sur les paysans; dans cet ordre, o`u l'on rencontre la plus haute culture scientifique de l'Europe, sans la libert'e de la parole, sans autre affaire que le service de l'Etat, s'agitent une masse de passions et de forces qui, pr'e-cis'ement par d'efaut d'issue, fermentent, grandissent et souvent se font jour en produisant quelque individualit'e 'eclatante, pleine d'excentricit'e.
C'est de cet ordre qu'est provenu tout le mouvement litt'eraire; c'est de lui qu'est sorti Pouchkin, ce repr'esentant le plus complet de l'ampleur et de la richesse de la nature russe, c'est en lui qu'on a vu na^itre etgrandir, le 26 d'ecembre 1825, cette indulgentia plenaria de toute la caste, son arr^et'e de compte pour tout un si`ecle.
Dix ans de travaux forc'es, vingt-cinq ans d'exil, n'ont pu rompre et courber ces hommes h'ero"iques, qui, avec une poign'ee de soldats, descendirent sur la place d'Isaac pour y jeter le gant `a l'imp'erialisme, et faire entendre publiquement des paroles qui, jusqu'`a cette heure, et encore aujourd'hui, se transmetten! d'^ame en ^ame, au sein de la nouvelle g'en'eration.
L'insurrection de 1825 cl^ot la premi`ere 'epoque de la p'eriode de P'etersbourg. La question 'etait r'esolue La classe intruite, cette classe du Peuple, qui reste cons'equente `a l'impulssion donn'ee par Pierre Ier, prouva alors, par sa haine active, contre le despotisme, qu'elle avait rattrap'e ses fr`eres d'Occident. Ils se sont trouv'es en compl`ete communaut'e de sentiments et d'opinions avec Ri'ego, Gonfaloni'eri et les Carbonari. L'effroi du gouvernement fut d'autant plus grand, qu'il trouva, d'un c^ot'e, tous les 'el'ements de la noblesse et de la hi'erarchie militaire impliqu'es dans l'insurrection, et que, de l'autre, il se souvint qu'aucun lien r'eel ne l'attachait `a l'ancien Peuple, rest'e russe.
Le 26 d'ecembre a r'ev'el'e tout ce qu'il y avait d'artificiel,' de fragile et de passager dans l'imp'erialisme de P'etersbourg. Le succ`es de la R'evolution a tenu `a un cheveu… Qu'en serait-il advenu? Il est difficile de le dire: mais quel qu'e^ut 'et'e le r'esultat, on peut hardiment affirmer, que le Peuple et la noblesse auraient tranquillement accept'e le fait accompli.
C'est l`a pr'ecis'ement ce que le gouvernement comprit avec terreur. Dans sa d'efiance de la noblesse, il voulait se rendre national, et ne r'eussit qu'`a se faire l'ennemi de toute civilisation. La veine nationale lui manquait compl`etement. Le gouvernement se montra, tout d'abord, sombre et d'efiant; tout un corps de police secr`ete organis'e `a neuf, environna le tr^one. Le gouvernement renia alors les principes de Pierre Ier, d'evelopp'es pendant cent ans. Ce fut une succession de coups, port'es `a toute libert'e, `a toute activit'e intellectuelle; la terreur se d'eploya chaque jour davantage. On n'osait faire rien imprimer; on n'osait 'ecrire une lettre; on allait jusqu'`a craindre d'ouvrir la bouche, non seulement en public, mais m^eme dans sa chambre: tout 'etait muet.
Les gens instruits sentirent alors, de leur c^ot'e, que le sol au-dessous d'eux n''etait pas celui de la patrie; ils comprirent toute leur faiblesse, et le d'esespoir les saisit. Cachant au fond de leur ^ame leurs larmes et leurs douleurs, ils se dispers`erent dans leurs campagnes et sur toutes les grandes routes de l'Europe. P'etersbourg, `a l'exemple du gouvernement, prit un tout autre caract`ere; ce fut une ville en 'etat de si`ege perp'etuel. La soci'et'e rebroussa chemin `a grands pas. Les sentiments aristocratiques de la dignit'e humaine qui, sous Alexandre, avaient gagn'e beaucoup de terrain, furent refoul'es jusqu'`a rendre possible une loi pour les passeports `a l''etranger, jusqu'`a rendre possible ces moeurs que vous d'epeint Custine.
Mais le travail int'erieur se continua, d'autant plus 'energique dans ses profondeurs qu'il ne trouvait aucune occasion de se r'ev'eler par des faits `a la surface. De temps en temps retentissaient des voix qui faisaient tressaillir toutes les fibres du coeur humain: c''etait un cri de douleur, un g'emissement d'indignation, un chant de d'esespoir, et, `a ce cri, `a ce g'emissement, `a ce chant, se m^elait la triste nouvelle du sort encouru par quel-qu'audacieux, forc'e de chercher l'exil dans les contr'ees du Caucase ou de la Sib'erie. C'est ainsi que, dix ans apr`es le 26 d'ecembre, un penseur a jet'e dans le monde quelques feuilles qui, partout o`u se trouvent, en Russie, des lecteurs, produisirent une secousse 'electrique.