Том 3. Публицистические произведения
Шрифт:
Il faudrait ensuite, par rapport `a ce pays, se d'ecider `a reconna^itre ce que les parents, qui voient leurs enfants grandir sous leurs yeux, ont tant de peine `a s’avouer, c’est qu’il vient un ^age o`u la pens'ee aussi est adulte et veut ^etre trait'ee comme telle. Or, pour conqu'erir, sur des intelligences arriv'ees `a l’^age de raison, cet ascendant moral, sans lequel on ne saurait pr'etendre `a les diriger, il faudrait avant tout leur donner la certitude que sur toutes les grandes questions, qui pr'eoccupent et passionnent le pays en ce moment, il y a dans les hautes r'egions du Pouvoir, sinon des solutions toutes pr^etes, au moins des convictions fortement arr^et'ees et un corps de doctrine li'e dans toutes ses parties et cons'equent `a lui-m^eme.
Non, certes, il ne s’agit pas d’autoriser le public `a intervenir dans les d'elib'erations du conseil de l’Empire, ou d’arr^eter de compte `a demie avec la presse le programme des mesures du gouvernement. Mais ce qui serait bien essentiel, c’est que le Pouvoir f^ut lui-m^eme assez convaincu de ses propres id'ees, assez p'en'etr'e de ses propres convictions pour qu’il 'eprouv^at le besoin d’en r'epandre l’influence au dehors, et de la faire p'en'etrer, comme un 'el'ement de r'eg'en'eration, comme une vie nouvelle, dans l’intimit'e de la conscience nationale. Ce qui serait essentiel en pr'esence des 'ecrasantes difficult'es qui p`esent sur nous, c’est qu’il compr^it que sans cette communication intime avec l’^ame m^eme du pays, sans le r'eveil plein et entier de toutes ces 'energies morales et intellectuelles, sans leur concours spontan'e et unanime `a l’oeuvre commune, le gouvernement, r'eduit `a ses propres forces, ne peut rien, pas plus au dehors qu’au dedans, pas plus pour son salut que pour le n^otre.
En un mot, il faudrait que tous, public et gouvernement, nous ne cessassions de nous dire et de nous r'ep'eter que les destin'ees de la Russie sont comme un vaisseau 'echou'e, que tous les efforts de l’'equipage ne r'eussiront jamais `a d'egager et que seule la mar'ee montante de la vie nationale parviendra `a soulever et `a mettre `a flot.
Voil`a, selon moi, au nom de quel principe et de quel sentiment le Pouvoir pourrait en ce moment avoir prise sur les ^ames et sur les intelligences, qu’il pourrait pour ainsi dire les mettre dans sa main et les emporter o`u bon lui semblerait. Cette banni`ere-l`a, elles la suivraient partout.
Inutile de dire que je ne pr'etends nullement pour cela 'eriger le gouvernement en pr'edicateur, le faire monter en chaire et lui faire d'ebiter des sermons devant une assistance silencieuse. C’est son esprit et non sa parole qu’il devrait mettre dans la propagande loyale qui se ferait sous ses auspices.
Et m^eme, comme la premi`ere condition de succ`es, d`es qu’on veut persuader les gens, c’est de se faire 'ecouter d’eux, il est bien entendu que cette propagande de salut, pour se faire accueillir, bien loin de limiter la libert'e de discussion, la suppose au contraire aussi franche et aussi s'erieuse que les circonstances du pays peuvent la permettre.
Car est-il n'ecessaire d’insister pour la milli`eme fois sur un fait d’une 'evidence aussi flagrante que celui-ci: c’est que de nos jours, partout o`u la libert'e de discussion n’existe pas dans une mesure suffisante, l`a rien n’est possible, mais absolument rien, moralement et intellectuellement parlant. Je sais combien dans ces mati`eres il est difficile (pour ne pas dire impossible) de donner `a sa pens'ee le degr'e de pr'ecision n'ecessaire. Comment d'efinir par exemple ce que l’on entend par une mesure suffisante de libert'e en mati`ere de discussion? Cette mesure, essentiellement flottante et arbitraire, n’est bien souvent d'etermin'ee que par ce qu’il y a de plus intime et de plus individuel dans nos convictions, et il faudrait pour ainsi dire conna^itre l’homme pour savoir au juste le sens qu’il attache aux mots en parlant sur ces questions. Pour ma part, j’ai depuis plus de trente ans suivi, comme tant d’autres, cette insoluble question de la presse dans toutes les vicissitudes de sa destin'ee, et vous me rendrez la justice de croire, mon prince, qu’apr`es un aussi long temps d’'etudes et d’observations cette question ne saurait ^etre pour moi que l’objet de la plus impartiale et de la plus froide appr'eciation. Je n’ai donc ni parti pris, ni pr'eventions sur rien de ce qui y a rapport; je n’ai pas m^eme d’animosit'e exag'er'ee contre la censure, bien que dans ces derni`eres ann'ees elle ait pes'e sur la Russie comme une v'eritable calamit'e publique. Tout en admettant son opportunit'e et son utilit'e relative, mon principal grief contre elle, c’est qu’elle est selon moi profond'ement insuffisante dans le moment actuel dans le sens de nos vrais besoins et de nos vrais int'er^ets. Au reste la question n’est pas l`a, elle n’est pas dans la lettre morte des r`eglements et des instructions qui n’ont de valeur que par l’esprit qui les anime. La question est tout enti`ere dans la mani`ere dont le gouvernement lui-m^eme dans son for int'erieur consid`ere ses rapports avec la presse; elle est, pour tout dire, dans la part plus ou moins grande de l'egitimit'e qu’il reconna^it au droit de la pens'ee individuelle.
Et maintenant, pour sortir une bonne fois des g'en'eralit'es et pour serrer de plus pr`es la situation du moment, permettez-moi, mon prince, de vous dire, avec toute la franchise d’une lettre enti`erement confidentielle, que tant que le gouvernement chez nous n’aura pas, dans les habitudes de sa pens'ee, essentiellement modifi'e sa mani`ere d’envisager les rapports de la presse vis-`a-vis de lui, — tant qu’il n’aura pas, pour ainsi dire, coup'e court `a tout cela, rien de s'erieux, rien de r'eellement efficace ne saurait ^etre tent'e avec quelque chance de succ`es; et l’espoir d’acqu'erir de l’ascendant sur les esprits, au moyen d’une presse ainsi administr'ee, ne serait jamais qu’une illusion.
Et cependant il faudrait avoir le courage d’envisager la question telle qu’elle est, telle que les circonstances l’ont faite. Il est impossible que le gouvernement ne se pr'eoccupe tr`es s'erieusement d’un fait qui s’est produit depuis quelques ann'ees et qui tend `a prendre des d'eveloppements dont personne ne saurait d`es `a pr'esent pr'evoir la port'ee et les cons'equences. Vous comprenez, mon prince, que je veux parler de l’'etablissement des presses russes `a l’'etranger, hors de tout contr^ole de notre gouvernement. Le fait assur'ement est grave, et tr`es grave, et m'erite la plus s'erieuse attention. Il serait inutile de chercher `a dissimuler les progr`es d'ej`a r'ealis'es par cette propagande litt'eraire. Nous savons qu’`a l’heure qu’il est la Russie est inond'ee de ces publications, qu’elles sont avidement recherch'ees, qu’elles passent de main en main, avec une grande facilit'e de circulation, et qu’elles ont d'ej`a p'en'etr'e, sinon dans les masses qui ne lisent pas, au moins dans les couches tr`es inf'erieures de la soci'et'e. D’autre part, il faut bien s’avouer qu’`a moins d’avoir recours `a des mesures positivement vexatoires et tyranniques, il sera bien difficile d’entraver efficacement, soit l’importation et le d'ebit de ces imprim'es, soit l’envoi `a l’'etranger des manuscrits destin'es `a les alimenter. Eh bien, ayons le courage de reconna^itre la vraie port'ee, la vraie signification de ce fait; c’est tout bonnement la suppression de la censure, mais la suppression de la censure au profit d’une influence mauvaise et ennemie; et pour ^etre plus en mesure de la combattre, t^achons de nous rendre compte de ce qui fait sa force et de ce qui lui vaut ses succ`es.
Jusqu’`a pr'esent, en fait de presse russe `a l’'etranger, il ne peut, comme de raison, ^etre question que du journal de Herzen. Quelle est donc la signification de Herzen pour la Russie? Qui le lit? Sont-ce par hasard ses utopies socialistes et ses men'ees r'evolutionnaires qui le recommandent `a son attention? Mais parmi les hommes de quelque valeur intellectuelle qui le lisent, croit-on qu’il y en ait 2 sur 100 qui prennent au s'erieux ses doctrines et ne les consid`erent comme une monomanie plus ou moins involontaire, dont il s’est laiss'e envahir? Il m’a m^eme 'et'e assur'e, ces jours-ci, que des hommes qui s’int'eressent `a son succ`es l’avaient tr`es s'erieusement exhort'e `a rejeter loin de lui toute cette d'efroque r'evolutionnaire, pour ne pas affaiblir l’influence qu’ils voudraient voir acquise `a son journal. Cela ne prouve-t-il pas que le journal de Herzen repr'esente pour la Russie toute autre chose que les doctrines profess'ees par l’'editeur? Or, comment se dissimuler que ce qui fait sa force et lui vaut son influence, c’est qu’il repr'esente pour nous la discussion libre dans des conditions mauvaises (il est vrai), dans des conditions de haine et de partialit'e, mais assez libres n'eanmoins (pourquoi le nier?), pour admettre au concours d’autres opinions, plus r'efl'echies, plus mod'er'ees et quelques unes m^eme d'ecid'ement raisonnables. Et maintenant que nous nous sommes assur'e o`u g^it le secret de sa force et de son influence, nous ne serons pas en peine, de quelle nature sont les armes que nous devons employer pour le combattre. Il est 'evident que le journal qui accepterait une pareille mission ne pourrait rencontrer des chances de succ`es que dans des conditions d’existence quelque peu analogues `a celles de son adversaire. C’est `a vous, mon prince, de d'ecider, dans votre bienveillante sagesse, si dans la situation donn'ee, et que vous connaissez mieux que moi, de pareilles conditions sont r'ealisables, et jusqu’`a quel point elles le sont. Assur'ement ni les talents, ni le z`ele, ni les convictions sinc`eres ne manqueraient `a cette publication; mais en accourant `a l’appel qui leur serait adress'e ils voudraient, avant toute chose, avoir la certitude qu’ils s’associent, non pas `a une oeuvre de police, mais `a une oeuvre de conscience; et c’est pourquoi ils se croiraient en droit de r'eclamer toute la mesure de libert'e que suppose et n'ecessite une discussion vraiment s'erieuse et efficace.
Voyez, mon prince, si les influences qui auraient pr'esid'e `a l’'etablissement de ce journal et qui prot'egeraient son existence, s’entendraient `a lui assurer la mesure de libert'e dont il aurait besoin, si peut-^etre elles ne se persuaderaient pas que, par une sorte de reconnaissance pour le patronage qui lui serait accord'e et par une sorte de d'ef'erence pour sa position privil'egi'ee, le journal qu’ils consid'ereraient en partie comme le leur ne serait pas tenu `a plus de r'eserve encore et `a plus de discr'etion que tous les autres journaux du pays.
Mais cette lettre est trop longue, et j’ai h^ate de la finir. Permettez-moi seulement, mon prince, d’y ajouter en terminant ce peu de mots qui r'esument ma pens'ee tout enti`ere. Le projet que vous avez eu la bont'e de me communiquer me para^itrait d’une r'ealisation, sinon facile, du moins possible, si toutes les opinions, toutes les convictions honn^etes et 'eclair'ees avaient le droit de se constituer librement et ouvertement en une milice intelligente et d'evou'ee des inspirations personnelles de l’Empereur.