История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
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Je lui fis un r'ecit abr'eg'e de la longue et insurmontable passion que j’avais pour Manon, de la situation florissante de notre fortune avant que nous eussions 'et'e d'epouill'es par nos propres domestiques, des offres que G*** M*** avait faites `a ma ma^itresse, de lа conclusion de leur march'e, et de la mani`ere dont il avait 'et'e rompu. Je lui repr'esentai les choses, `a la v'erit'e, du c^ot'e le plus favorable pour nous. « Voil`a, continuai-je, de quelle source est venu le z`ele de M. de G*** M*** pour ma conversion. Il a eu le cr'edit de me faire renfermer ici par un pur motif de vengeance. Je le lui pardonne ; mais, mon p`ere, ce n’est pas tout : il a fait enlever cruellement la plus ch`ere moiti'e de moi-m^eme ; il l’a fait mettre honteusement `a l’h^opital ; il a eu l’impudence de me l’annoncer aujourd’hui de sa propre bouche. A l’h^opital, mon p`ere ! O ciel ! ma charmante ma^itresse, ma ch`ere reine `a l’h^opital, comme la plus inf^ame de toutes les cr'eatures ! O`u trouverai-je assez de force pour ne pas mourir de douleur et de honte ?
Le bon p`ere, me voyant dans cet exc`es d’affliction, entreprit de me consoler. Il me dit qu’il n’avait jamais compris mon aventure de la mani`ere dont je la racontais ; qu’il avait su, `a la v'erit'e, que je vivais dans le d'esordre, mais qu’il s’'etait figur'e que ce qui avait oblig'e monsieur de G*** M*** d’y prendre int'er^et 'etait quelque liaison d’estime et d’amiti'e avec ma famille ; qu’il ne s’en 'etait expliqu'e `a lui-m^eme que sur ce pied ; que ce que je venais de lui apprendre mettrait beaucoup de changement dans mes affaires, et qu’il ne doutait pas que le r'ecit fid`ele qu’il avait dessein d’en faire `a monsieur le lieutenant g'en'eral de police ne p^ut contribuer `a ma libert'e.
Il me demanda ensuite pourquoi je n’avais pas encore pens'e `a donner de mes nouvelles `a ma famille, puisqu’elle n’avait point eu de part `a ma captivit'e. Je satisfis `a cette objection par quelques raisons prises de la douleur que j’avais appr'ehend'e de causer `a mon p`ere et de la honte que j’en aurais ressentie moi-m^eme. Enfin il me promit d’aller de ce pas chez le lieutenant g'en'eral de police : « Ne f^ut-ce, ajouta-t-il, que pour pr'evenir quelque chose de pis de la part de M. de G*** M***, qui est sorti de cette maison fort mal satisfait, et qui est assez consid'er'e pour se faire redouter. »
J’attendis le retour du p`ere avec toutes les agitations d’un malheureux qui touche au moment de sa sentence. Il ne tarda point `a revenir. Je ne vis pas sur son visage les marques de joie qui accompagnent une bonne nouvelle. « J’ai parl'e, me dit-il, `a monsieur le lieutenant g'en'eral de police, mais je lui ai parl'e trop tard. Monsieur de G*** M*** l’est all'e voir en sortant d’ici, et l’a si fort pr'evenu contre vous, qu’il 'etait sur le point de m’envoyer de nouveaux ordres pour vous resserrer davantage.
Cependant, lorsque je lui ai appris le fond de vos affaires, il a paru s’adoucir beaucoup ; et, riant un peu de l’incontinence du vieux monsieur de G*** M***, il m’a dit qu’il fallait vous laisser ici six mois pour le satisfaire : d’autant mieux, a-t-il dit, que cette demeure ne saurait vous ^etre inutile. Il m’a recommand'e de vous traiter honn^etement, et je vous r'eponds que vous ne vous plaindrez point de mes mani`eres. »
Cette explication du bon sup'erieur fut assez longue pour me donner le temps de faire une sage r'eflexion. Je concus que je m’exposerais `a renverser mes desseins, si je lui marquais trop d’empressement, pour ma libert'e. Je lui t'emoignai, au contraire, que, dans la n'ecessit'e de demeurer, c’'etait une douce consolation pour moi d’avoir quelque part `a son estime. Je le priai ensuite, sans affectation, de m’accorder une gr^ace qui n’'etait de nulle importance pour personne, et qui servirait beaucoup `a ma tranquillit'e : c’'etait de faire avertir un de mes amis, un saint eccl'esiastique qui demeurait `a Saint-Sulpice, que j’'etais `a Saint-Lazare, et de permettre que je recusse quelquefois sa visite. Cette faveur me fut accord'ee sans d'elib'erer.
C’'etait mon ami Tiberge dont il 'etait question, non que j’esp'erasse de lui des secours n'ecessaires pour ma libert'e, mais je voulais l’y faire servir comme un instrument 'eloign'e, sans qu’il en e^ut m^eme connaissance. En un mot, voici mon projet : je voulais 'ecrire `a Lescaut, et le charger, lui et nos amis communs, du soin de me d'elivrer. La premi`ere difficult'e 'etait de lui faire tenir ma lettre ; ce devait ^etre l’office de Tiberge. Cependant, comme il le connaissait pour le fr`ere de ma ma^itresse, je craignais qu’il n’e^ut peine `a se charger de cette commission. Mon dessein 'etait de renfermer ma lettre `a Lescaut dans une autre lettre que je devais adressera un honn^ete homme de ma connaissance, en le priant de rendre promptement la premi`ere `a son adresse ; et comme il 'etait n'ecessaire que je visse Lescaut pour nous accorder dans nos mesures, je voulais lui marquer de venir `a Saint-Lazare, et de demander `a me voir sous le nom de mon fr`ere a^in'e, qui 'etait venu expr`es `a Paris pour prendre connaissance de mes affaires. Je remettais `a convenir avec lui des moyens qui nous para^itraient les plus exp'editifs et les plus s^urs. Le p`ere sup'erieur fit avertir Tiberge du d'esir que j’avais de l’entretenir. Ce fid`ele ami ne m’avait pas tellement perdu de vue qu’il ignor^at mon aventure ; il savait que j’'etais `a Saint-Lazare, et peut-^etre n’avait-il pas 'et'e f^ach'e de cette disgr^ace, qu’il croyait capable de me ramener au devoir. Il accourut aussit^ot `a ma chambre.
Notre entretien fut plein d’amiti'e. Il voulut ^etre inform'e de mes dispositions. Je lui ouvris mon coeur sans r'eserve, except'e sur le dessein de ma fuite.
Cette conversation servit du moins `a renouveler la piti'e de mon ami. Il comprit qu’il y avait plus de faiblesse que de malignit'e dans mes d'esordres. Son amiti'e en fut plus dispos'ee, dans la suite, `a me donner des secours, sans lesquels j’aurais p'eri infailliblement de mis`ere. Cependant, je ne lui fis pas la moindre ouverture du dessein que j’avais de m’'echapper de Saint-Lazare. Je le priai seulement de se charger de ma lettre. Je l’avais pr'epar'ee, avant qu’il f^ut venu, et je ne manquai point de pr'etextes pour colorer la n'ecessit'e o`u j’'etais d’'ecrire. Il eut la fid'elit'e de la porter exactement, et Lescaut recut, avant la fin du jour, celle qui 'etait pour lui.
Il vint me voir le lendemain, et il passa heureusement sous le nom de mon fr`ere. Ma joie fut extr^eme en l’apercevant dans ma chambre. J’en fermai la porte avec soin. « Ne perdons pas un seul moment, lui dis-je ; apprenez-moi d’abord des nouvelles de Manon, et donnez-moi ensuite un bon conseil pour rompre mes fers. » Il m’assura qu’il n’avait pas vu sa soeur depuis le jour qui avait pr'ec'ed'e mon emprisonnement ; qu’il n’avait appris son sort et le mien qu’`a force d’informations et de soins ; que s’'etant pr'esent'e deux ou trois fois `a l’h^opital, on lui avait refus'e la libert'e de lui parler. « Malheureux G*** M***, m’'ecriai-je, que tu me le payeras cher !
« Pour ce qui regarde votre d'elivrance, continua Lescaut, c’est une entreprise moins facile que vous ne pensez. Nous pass^ames hier la soir'ee, deux de mes amis et moi, `a observer toutes les parties ext'erieures de cette maison, et nous juge^ames que, vos fen^etres donnant sur une cour entour'ee de b^atiments, comme vous nous l’aviez marqu'e, il y aurait bien de la difficult'e `a vous tirer de l`a. Vous ^etes d’ailleurs au troisi`eme 'etage, et nous ne pouvons introduire ici ni cordes ni 'echelles. Je ne vois donc nulle ressource du c^ot'e du dehors. C’est dans la maison m^eme qu’il faudrait imaginer quelque artifice. »