История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
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Le principal th'e^atre de mes exploits devait ^etre l’h^otel de Transylvanie, o`u il y avait une table de pharaon dans une salle, et divers autres jeux de cartes et de d'es dans la galerie. Cette acad'emie se tenait au profit de monsieur le prince de R***, qui demeurait alors `a Clagny, et la plupart de ses officiers 'etaient de notre soci'et'e. Le dirai-je `a ma honte ? Je profitai en peu de temps des lecons de mon ma^itre ; j’acquis surtout beaucoup d’habilet'e `a faire une volte-face, a filer la carte ; et m’aidant fort bien d’une longue paire de manchettes, j’escamotais assez l'eg`erement pour tromper les yeux des plus habiles et ruiner sans affectation quantit'e d’honn^etes joueurs. Cette adresse extraordinaire h^ata si fort les progr`es de ma fortune, que je me trouvai en peu de semaines des sommes consid'erables, outre celles que je partageais de bonne foi avec mes associ'es.
J’avais fait au jeu des gains si consid'erables, que je pensais `a placer une partie de mon argent. Mes domestiques n’ignoraient pas mes succ`es, surtout mon valet de chambre et la suivante de Manon, devant lesquels nous nous entretenions souvent sans d'efiance. Cette fille 'etait jolie ; mon valet en 'etait amoureux. Ils avaient affaire `a des ma^itres jeunes et faciles, qu’ils s’imagin`erent pouvoir tromper ais'ement. Ils en concurent le dessein, et ils l’ex'ecut`erent si malheureusement pour nous, qu’ils nous mirent dans un 'etat dont il ne nous a jamais 'et'e possible de nous relever.
M. Lescaut nous ayant un jour donn'e `a souper, il 'etait environ minuit lorsque nous retourn^ames au logis. J’appelai mon valet, et Manon sa femme de chambre ; ni l’un ni l’autre ne parurent. On nous dit qu’ils n’avaient point 'et'e vus dans la maison depuis huit heures, et qu’ils 'etaient partis apr`es avoir fait transporter quelques caisses, suivant les ordres qu’ils disaient avoir recus de moi. Je pressentis une partie de la v'erit'e ; mais je ne formai point de soupcons qui ne fussent surpass'es par ce que j’apercus en entrant dans ma chambre. La serrure de mon cabinet avait 'et'e forc'ee et mon argent enlev'e avec tous mes habits. Dans le temps que je r'efl'echissais seul sur cet accident, Manon vint, tout effray'ee, m’apprendre qu’on avait fait le m^eme ravage dans son appartement.
Je pris le parti d’envoyer chercher sur-le-champ monsieur Lescaut. Il me conseilla d’aller `a l’heure m^eme chez monsieur le lieutenant de police et monsieur le grand pr'ev^ot de Paris. J’y allai, mais ce fut pour mon plus grand malheur ; car, outre que cette d'emarche et celles que je fis faire `a ces deux officiers de justice ne produisirent rien, je donnai le temps `a Lescaut d’entretenir sa soeur et de lui inspirer, pendant mon absence, une horrible r'esolution. Il lui parla de monsieur de G*** M***, vieux voluptueux qui payait prodigalement ses plaisirs, et lui fit envisager tant d’avantages `a se mettre `a sa solde, que, troubl'ee comme elle 'etait par notre disgr^ace, elle entra dans tout ce qu’il entreprit de lui persuader. Cet honorable march'e fut conclu avant mon retour, et l’ex'ecution remise au lendemain, apr`es que Lescaut aurait pr'evenu monsieur de G*** M***.
Je le trouvai qui m’attendait au logis ; mais Manon s’'etait couch'ee dans son appartement, et elle avait donn'e ordre `a son laquais de me dire qu’ayant besoin d’un peu de repos, elle me priait de la laisser seule pendant cette nuit. Lescaut me quitta apr`es m’avoir offert quelques pistoles que j’acceptai.
Il 'etait pr`es de quatre heures quand je me mis au lit ; et m’y 'etant encore occup'e longtemps des moyens de r'etablir ma fortune, je m’endormis si tard, que je ne pus me r'eveiller que vers les onze heures ou midi. Je me levai promptement pour aller m’informer de la sant'e de Manon : on me dit qu’elle 'etait sortie une heure auparavant avec son fr`ere, qui l’'etait venu prendre dans un carrosse de louage. Quoiqu’une telle partie faite avec Lescaut me par^ut myst'erieuse, je me fis violence pour suspendre mes soupcons. Je laissai couler quelques heures que je passai `a lire. Enfin, n’'etant plus le ma^itre de mon inqui'etude, je me promenai `a grands pas dans nos appartements. J’apercus dans celui de Manon une lettre cachet'ee qui 'etait sur la table. L’adresse 'etait `a moi, et l’'ecriture de sa main. Je l’ouvris avec un frisson mortel ; elle 'etait dans ces termes :
« Je te jure, mon cher chevalier, que tu es l’idole de mon coeur, et qu’il n’y a que toi au monde que je puisse aimer de la facon dont je t’aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre ch`ere ^ame, que dans l’'etat o`u nous sommes r'eduits, c’est une sotte vertu que la fid'elit'e ? Crois-tu qu’on puisse ^etre bien tendre lorsqu’on manque de pain ? La faim me causerait quelque m'eprise fatale ; je rendrais quelque jour le dernier soupir en croyant en pousser un d’amour. Je t’adore, compte l`a-dessus ; mais laisse-moi pour quelque temps le m'enagement de notre fortune. Malheur `a qui va tomber dans mes filets ! Je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. Mon fr`ere l’apprendra des nou-velles de ta Manon ; il te dira qu’elle a pleur'e de la n'ecessit'e de te quitter.
Elle m’aime, je le veux croire ; mais ne faudrait-il pas, m’'ecriai-je, qu’elle f^ut un monstre pour me ha"ir ? Quels droits eut-on jamais sur un coeur que je n’aie pas sur le sien ? Que me reste-t-il `a faire pour elle, apr`es tout ce que je lui ai sacrifi'e ? Cependant elle m’abandonne ! et l’ingrate se croit `a couvert de mes reproches en me disant qu’elle ne cesse pas de m’aimer ! Elle appr'ehende la faim ! Dieu d’amour ! quelle grossi`eret'e de sentiments, et que c’est r'epondre mal `a ma d'elicatesse ! Je ne l’ai pas appr'ehend'ee, moi qui m’y expose si volontiers pour elle en renoncant `a ma fortune et aux douceurs de la maison de mon p`ere ; moi qui me suis retranch'e jusqu’au n'ecessaire pour satisfaire ses petites humeurs et ses caprices ! Elle m’adore, dit-elle. Si tu m’adorais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris des conseils ; tu ne m’aurais pas quitt'e, du moins, sans me dire adieu. C’est `a moi qu’il faut demander quelles peines cruelles on sent de se s'eparer de ce qu’on adore. Il faudrait avoir perdu l’esprit pour s’y exposer volontairement.
Mes plaintes furent interrompues par une visite `a laquelle je ne m’attendais pas ; ce fut celle de Lescaut. « Bourreau ! lui dis-je en mettant l’'ep'ee `a la main, o`u est Manon ? qu’en as-tu fait ? Ce mouvement l’effraya. Il me r'epondit que si c’'etait ainsi que je le recevais, lorsqu’il venait me rendre compte du service le plus consid'erable qu’il e^ut pu me rendre, il allait se retirer et ne remettrait jamais le pied chez moi. Je courus `a la porte de la chambre, que je fermai soigneusement. « Ne t’imagine pas, lui dis-je en me tournant vers lui, que tu puisses me prendre encore une fois pour dupe et me tromper par des fables. Il faut d'efendre ta vie ou me faire retrouver Manon. – L`a, que vous ^etes vif ! repartit-il ; c’est l’unique sujet qui m’am`ene. Je viens vous annoncer un bonheur auquel vous ne pensez pas, et pour lequel vous reconna^itrez peut-^etre que vous m’avez quelque obligation. » Je voulus ^etre 'eclairci sur-le-champ.
Il me raconta que Manon, ne pouvant soutenir la crainte de la mis`ere, et surtout l’id'ee d’^etre oblig'ee tout d’un coup `a la r'eforme de notre 'equipage, l’avait pri'e de lui procurer la connaissance de M. de G*** M***, qui passait pour un homme g'en'ereux. Il n’eut garde de me dire que le conseil 'etait venu de lui, ni qu’il e^ut pr'epar'e les voies avant que de l’y conduire. « Je l’y ai men'ee ce matin, continua-t-il, et cet honn^ete homme a 'et'e si charm'e de son m'erite, qu’il l’a invit'ee d’abord `a lui tenir compagnie `a sa maison de campagne, o`u il est all'e passer quelques jours. Moi, ajouta Lescaut, qui ai p'en'etr'e tout d’un coup de quel avantage cela pouvait ^etre pour vous, je lui ai fait entendre adroitement que Manon avait essuy'e des pertes consid'erables ; et j’ai tellement piqu'e sa g'en'erosit'e, qu’il a commenc'e par lui faire un pr'esent de deux cents pistoles. Je lui ai dit que cela 'etait honn^ete pour le pr'esent, mais que l’avenir am`enerait `a ma soeur de grands besoins ; qu’elle s’'etait charg'ee d’ailleurs du soin d’un jeune fr`ere qui nous 'etait rest'e sur les bras apr`es la mort de nos p`ere et m`ere, et que s’il la croyait digne de son estime, il ne la laisserait pas souffrir dans ce pauvre enfant qu’elle regardait comme la moiti'e d’elle-m^eme. Ce r'ecit n’a pas manqu'e de l’attendrir. Il s’est engag'e `a louer une maison commode pour vous et pour Manon ; car c’est vous-m^eme qui ^etes ce pauvre petit fr`ere orphelin. Il a promis de vous meubler proprement et de vous fournir tous les mois quatre cents bonnes livres, qui en feront, si je compte bien, quatre mille huit cents `a la fin de chaque ann'ee. Il a laiss'e ordre `a son intendant, avant que de partir pour sa campagne, de chercher une maison et de la tenir pr^ete pour son retour. Vous reverrez alors Manon, qui m’a charg'e de vous embrasser mille fois pour elle, et de vous assurer qu’elle vous aime plus que jamais. »
Revers funeste ! Quel est l’inf^ame personnage qu’on vient ici me proposer ? Quoi ! j’irai partager… Mais y a-t-il `a balancer, si c’est Manon qui l’a r'egl'e et si je la perds sans cette complaisance ? « Monsieur Lescaut, m’'ecriai-je en fermant les yeux, comme pour 'ecarter de si chagrinantes r'eflexions, si vous avez eu dessein de me servir, je vous en rends gr^aces. Vous auriez pu prendre une voie plus honn^ete ; mais c’est une chose finie, n’est-ce pas ? ne pensons donc plus qu’`a profiter de vos soins et `a remplir votre promesse. »