История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
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J’arrivais de Londres `a Calais avec le marquis de ***, mon 'el`eve. Nous loge^ames, si je m’en souviens bien, au Lion d’Or, o`u quelques raisons nous oblig`erent de passer le jour entier et la nuit suivante. En marchant l’apr`es-midi dans les rues, je crus apercevoir ce m^eme jeune homme dont j’avais fait la rencontre `a Passy. Il 'etait en fort mauvais 'equipage et beaucoup plus p^ale que je ne l’avais vu la premi`ere fois. Il portait sous le bras un vieux porte-manteau, ne faisant que d’arriver dans la ville. Cependant, comme il avait la physionomie trop belle pour n’^etre pas reconnu facilement, je le remis aussit^ot. « Il faut, dis-je au marquis, que nous abordions ce jeune homme. »
Sa joie fut plus vive que toute expression, lorsqu’il m’eut remis `a son tour.
Je dois avertir ici le lecteur que j’'ecrivis son histoire presque aussit^ot apr`es l’avoir entendue, et qu’on peut s’assurer, par cons'equent, que rien n’est plus exact et plus fid`ele que cette narration. Je dis fid`ele jusque dans la relation des r'eflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure gr^ace du monde.
Voici donc son r'ecit, auquel je ne m^elerai, jusqu’`a la fin, rien qui ne soit de lui.
J’avais dix-sept ans, et j’achevais mes 'etudes de philosophie `a Amiens, o`u mes parents, qui sont d’une des meilleures maisons de P***, m’avaient envoy'e. Je menais une vie si sage et si r'egl'ee, que mes ma^itres me proposaient pour l’exemple du coll`ege : non que je fisse des efforts extraordinaires pour m'eriter cet 'eloge ; mais j’ai l’humeur naturellement douce et tranquille ; je m’appliquais `a l’'etude par inclination, et l’on me comptait pour des vertus quelques marques d’aversion naturelle pour le vice. Ma naissance, le succ`es de mes 'etudes et quelques agr'ements ext'erieurs m’avaient fait conna^itre et estimer de tous les honn^etes gens de la ville.
J’achevai mes exercices publics avec une approbation si g'en'erale, que monsieur l’'ev^eque, qui y assistait, me proposa d’entrer dans l’'etat eccl'esiastique, o`u je ne manquerais pas, disait-il, de m’attirer plus de distinction que dans l’ordre de Malte, auquel mes parents me destinaient. Ils me faisaient d'ej`a porter la croix, avec le nom de chevalier des Grieux. Les vacances arrivant, je me pr'eparais `a retourner chez mon p`ere, qui m’avait promis de m’envoyer bient^ot `a l’Acad'emie.
Mon seul regret, en quittant Amiens, 'etait d’y laisser un ami avec lequel j’avais toujours 'et'e tendrement uni. Il 'etait de quelques ann'ees plus ^ag'e que moi. Nous avions 'et'e 'elev'es ensemble ; mais, le bien de sa maison 'etant des plus m'ediocres, il 'etait oblig'e de prendre l’'etat eccl'esiastique, et de demeurer `a Amiens apr`es moi, pour y faire les 'etudes qui conviennent `a cette profession. Il avait mille bonnes qualit'es. Vous le conna^itrez par les meilleures, dans la suite de mon histoire, et surtout par un z`ele et une g'en'erosit'e en amiti'e qui surpassent les plus c'el`ebres exemples de l’antiquit'e. Si j’eusse alors suivi ses conseils, j’aurais toujours 'et'e sage et heureux. Si j’avais du moins profit'e de ses reproches dans le pr'ecipice o`u mes passions m’ont entra^in'e, j’aurais sauv'e quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma r'eputation. Mais il n’a point recueilli d’autre fruit de ses soins que le chagrin de les voir inutiles, et quelquefois durement r'ecompens'es par un ingrat qui s’en offensait et qui les traitait d’importunit'es.
J’avais marqu'e le temps de mon d'epart d’Amiens. H'elas ! que ne le marquai-je un jour plus t^ot ! j’aurais port'e chez mon p`ere toute mon innocence. La veille m^eme de celui que je devais quitter cette ville, 'etant `a me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous v^imes arriver le coche d’Arras, et nous le suiv^imes jusqu’`a l’h^otellerie o`u ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosit'e. Il en sortit quelques femmes qui se retir`erent aussit^ot ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arr^eta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un ^age avanc'e, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son 'equipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pens'e `a la diff'erence des sexes, ni regard'e une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflamm'e tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le d'efaut d’^etre excessivement timide et facile `a d'econcerter ; mais, loin d’^etre arr^et'e alors par cette faiblesse, je m’avancai vers la ma^itresse de mon coeur.
Quoiqu’elle f^ut encore moins ^ag'ee que moi, elle recut mes politesses sans para^itre embarrass'ee. Je lui demandai ce qui l’amenait `a Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me r'epondit ing'enument qu’elle y 'etait envoy'ee par ses parents pour ^etre religieuse. L’amour me rendait d'ej`a si 'eclair'e depuis un moment qu’il 'etait dans mon coeur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes d'esirs. Je lui parlai d’une mani`ere qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle 'etait bien plus exp'eriment'ee que moi : c’'etail malgr'e elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arr^eter sans doute son penchant au plaisir, qui s’'etait d'ej`a d'eclar'e, et qui a caus'e dans la suite tous ses malheurs et les miens.
Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur `a mon ^age : elle me confessa que si je voyais quelque jour `a la pouvoir mettre en libert'e, elle croirait m’^etre redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui r'ep'etai que j’'etais pr^et `a tout entreprendre ; mais, n’ayant point assez d’exp'erience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais `a cette assurance g'en'erale, qui ne pouvait ^etre d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. Son vieil Argus 'etant venu nous rejoindre, mes esp'erances allaient 'echouer, si elle n’e^ut eu assez d’esprit pour suppl'eer `a la st'erilit'e du mien. Je fus surpris, `a l’arriv'ee de son conducteur, qu’elle m’appel^at son cousin, et que, sans para^itre d'econcert'ee le moins du monde, elle me dit que, puisqu’elle 'etait assez heureuse pour me rencontrer `a Amiens, elle remettait au lendemain son entr'ee dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ; je lui proposai de se loger dans une h^otellerie dont le ma^itre, qui s’'etait 'etabli `a Amiens apr`es avoir 'et'e longtemps cocher de mon p`ere, 'etait d'evou'e enti`erement `a mes ordres.
Je l’y conduisis moi-m^eme, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien `a cette sc`ene, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait point entendu notre entretien. Il 'etait demeur'e `a se promener dans la cour pendant que je parlais d’amour `a ma belle ma^itresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me d'efis de lui par une commission dont je le priai de se charger. Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant `a l’auberge, d’entretenir seule la souveraine de mon coeur.
Je reconnus bient^ot que j’'etais moins enfant que je ne le croyais. Mon coeur s’ouvrit `a mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’id'ee. Une douce chaleur se r'epandit dans toutes mes veines. J’'etais dans une esp`ece de transport qui m’^ota pour quelque temps la libert'e de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux.
Mademoiselle Manon Lescaut, c’est ainsi qu’elle me dit qu’on la nommait, parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes. Je crus apercevoir qu’elle n’'etait pas moins 'emue que moi. Elle me confessa qu’elle me trouvait aimable, et qu’elle serait ravie de m’avoir obligation de sa libert'e. Elle voulut savoir qui j’'etais, et cette connaissance augmenta son affection, parce qu’'etant d’une naissance commune, elle se trouva flatt'ee d’avoir fait la conqu^ete d’un amant tel que moi. Nous nous entret^inmes des moyens d’^etre l’un `a l’autre.