История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
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Mon p`ere vint me voir l’apr`es-midi. Il eut la bont'e de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il m’ordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se pass`erent, pendant lesquels je ne pris rien qu’en sa pr'esence et pour lui ob'eir. Il continuait toujours de m’apporter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et m’inspirer du m'epris pour l’infid`ele Manon.
Je reconnaissais trop clairement qu’il avait raison. C’'etait un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infid`ele. « H'elas ! repris-je apr`es un moment de silence, il n’est que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus l^ache de toutes les perfidies. Oui, continuai-je en versant des larmes de d'epit, je vois bien que je ne suis qu’un enfant. Ma cr'edulit'e ne leur so^utait gu`ere `a tromper. Mais je sais bien ce que J’ai `a faire pour me venger.
J’y passai six mois entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions. Tous mes sentiments n’'etaient qu’une alternative perp'etuelle de haine et d’amour, d’esp'erance ou de d'esespoir, selon l’id'ee sous laquelle Manon s’offrait `a mon esprit. Tant^ot je ne consid'erais en elle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais du d'esir de la revoir ; tant^ot je n’y apercevais qu’une l^ache et perfide ma^itresse, et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir.
Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il m’embrassa. Je n’avais point encore eu de preuves de son affection, qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amiti'e de coll`ege, telle qu’elle se forme entre des jeunes gens qui sont `a peu pr`es du m^eme ^age. Je le trouvai si chang'e et si form'e depuis cinq ou six mois que j’avais pass'es sans le voir, que sa figure et le ton de son discours m’inspir`erent du respect. Il me parla en conseiller sage plut^ot qu’en ami d’'ecole. Il plaignit l’'egarement o`u j’'etais tomb'e. Il me f'elicita de ma gu'erison, qu’il croyait avanc'ee ; enfin il m’exhorta `a profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanit'e des plaisirs. Je le regardai avec 'etonnement. Il s’en apercut.
Il me raconta qu’apr`es s’^etre apercu que je l’avais tromp'e et que j’'etais parti avec ma ma^itresse, il 'etait mont'e `a cheval pour me suivre ; mais qu’ayant sur lui quatre ou cinq heures d’avance, il lui avait 'et'e impossible de me joindre ; qu’il 'etait arriv'e n'eanmoins `a Saint-Denis une demi-heure apr`es mon d'epart ; qu’'etant bien certain que je me serais arr^et'e `a Paris, il y avait pass'e six semaines `a me chercher inutilement ; qu’il allait dans tous les lieux o`u il se flattait de pouvoir me trouver, et qu’un jour enfin il avait reconnu ma ma^itresse `a la Com'edie ; qu’elle y 'etait dans une parure si 'eclatante, qu’il s’'etait imagin'e qu’elle devait cette fortune `a un nouvel amant ; qu’il avait suivi son carrosse jusqu’`a sa maison, et qu’il avait appris d’un domestique qu’elle 'etait entretenue par les lib'eralit'es de M. de B***. « Je ne m’arr^etai point l`a, continua-t-il ; j’y retournai le lendemain pour apprendre d’elle-m^eme ce que vous 'etiez devenu. Elle me quitta brusquement, lorsqu’elle m’entendit parler de vous, et je fus oblig'e de revenir en province sans aucun autre 'eclaircissement. J’y appris votre aventure et la consternation extr^eme qu’elle vous a caus'ee ; mais je n’ai pas voulu vous voir sans ^etre assur'e de vous trouver plus tranquille.
– Vous avez donc vu Manon ? lui r'epondis-je en soupirant. H'elas ! vous ^etes plus heureux que moi, qui suis condamn'e `a ne la revoir jamais ! Il me fit des reproches de ce soupir qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bont'e de mon caract`ere et sur mes inclinations, qu’il me fit na^itre, d`es cette premi`ere visite, une forte envie de renoncer comme lui `a tous les plaisirs du si`ecle pour entrer dans l’'etat eccl'esiastique.
Je go^utai tellement cette id'ee, que, lorsque je me trouvai seul, je ne m’occupai plus d’autre chose. Je me rappelai les discours de M. l’'Ev^eque d’Amiens, qui m’avait donn'e le m^eme conseil, et les pr'esages heureux qu’il avait form'es en ma faveur, s’il m’arrivait d’embrasser ce parti. La pi'et'e se m^ela aussi dans mes consid'erations. Je m`enerai une vie sage et chr'etienne, disais-je ; je m’occuperai de l’'etude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour. Je m'epriserai ce que le commun des hommes admire ; et comme je sens assez que mon coeur ne d'esirera que ce qu’il estime, j’aurai aussi peu d’inqui'etudes que de d'esirs.
Je formai l`a-dessus, d’avance, un syst`eme de vie paisible et solitaire. J’y faisais entrer une maison 'ecart'ee, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une biblioth`eque compos'ee de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et mod'er'ee. J’y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son s'ejour `a Paris, et qui m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosit'e que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux ? ajoutais-je ; toutes mes pr'etentions ne seront-elles point remplies ? Il est certain que ce projet flattait extr^emement mes inclinations. Mais `a la fin d’un si sage arrangement, je sentais que mon coeur attendait encore quelque chose, et que pour n’avoir rien `a d'esirer dans la plus charmante solitude, il fallait y ^etre avec Manon.
Cependant, Tiberge continuant de me rendre de fr'equentes visites pour me fortifier dans le dessein qu’il m’avait inspir'e, je pris l’occasion d’en faire l’ouverture `a mon p`ere. Il me d'eclara que son intention 'etait de laisser ses enfants libres dans le choix de leur condition, et que, de quelque mani`ere que je voulusse disposer de moi, il ne se r'eservait que le droit de m’aider de ses conseils. Il m’en donna de fort sages, qui tendaient moins `a me d'ego^uter de mon projet qu’`a me le faire embrasser avec connaissance.
Le renouvellement de l’ann'ee scolastique approchait. Je convins avec Tiberge de nous mettre ensemble au s'eminaire de Saint-Sulpice, lui pour achever ses 'etudes de th'eologie, et moi pour commencer les miennes. Son m'erite, qui 'etait connu de l’'ev^eque du dioc`ese, lui fit obtenir de ce pr'elat un b'en'efice consid'erable avant notre d'epart.
Mon p`ere, me croyant tout `a fait revenu de ma passion, ne fit aucune difficult'e de me laisser partir. Nous arriv^ames `a Paris ; l’habit eccl'esiastique prit la place de la croix de Malte, et le nom d’abb'e des Grieux celle de chevalier.
J’avais pass'e pr`es d’un an `a Paris sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord co^ut'e beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours pr'esents de Tiberge et mes propres r'eflexions m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’'etaient 'ecoul'es si tranquillement, que je me croyais sur le point d’oublier 'eternellement cette charmante et perfide cr'eature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public devant l’'ecole de th'eologie ; je fis prier plusieurs personnes de consid'eration de m’honorer de leur pr'esence. Mon nom fut ainsi r'epandu dans tous les quartiers de Paris ; il alla jusqu’aux oreilles de mon infid`ele. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le titre d’abb'e ; mais un reste de curiosit'e, ou peut-^etre quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu d'em^eler lequel de ces deux sentiments), lui fit prendre int'er^et `a un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut pr'esente `a mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine `a me remettre.
Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, o`u elles sont cach'ees derri`ere une jalousie. Je retournai `a Saint-Sulpice, couvert de gloire et charg'e de compliments. Il 'etait six heures du soir. On vint m’avertir, un moment apr`es mon retour, qu’une dame demandait `a me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’'etait elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle 'etait dans sa dix-huiti`eme ann'ee. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut d'ecrire : c’'etait un air si fin, si doux, si engageant ; l’air de l’Amour m^eme ! Toute sa figure me parut un enchantement.