Le Cadavre G?ant (Гигантский кадавр)
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— C’est `a votre choix, m’sieur Fandor… ils sont deux. Le grand gaillard, qu’on a trouv'e dans la Seine avant-hier, et l’homme-tronc…
— Ma foi, dit Fandor, ce sont l`a des compagnons qui m’indiff`erent. Place-nous comme tu voudras, mais laisse-moi le temps de d'ejeuner.
Le journaliste entrouvrait la besace apport'ee par Bouzille, en sortait un pain avec du fromage qu’il d'evorait `a belles dents.
— Maintenant, dit-il, je suis lest'e ! Allons vite !
— Il n’est que temps, fit Bouzille. Avec les pr'eparatifs, le refroidissement de la salle et tout le tremblement, c’est juste si nous serons pr^ets pour neuf heures ; Fandor alors, avec l’aide de Bouzille, se roulait jusqu’au cou dans sa couverture, ne laissant d'epasser que son visage, puis il s’installait sur le petit chariot l'eg`erement sur'elev'e du c^ot'e de la t^ete, et attendait que le chemineau le pouss^at dans la salle frigorifique.
Bouzille, cependant, allait et venait dans les d'ependances du sinistre monument o`u il 'etait par bonheur, seul employ'e pour le moment. Le coll`egue qu’il aurait d^u avoir 'etait malade, et les commis de l’administration restaient dans leur bureau situ'e `a l’autre extr'emit'e de la morgue, se gardant bien de venir du c^ot'e des cadavres.
— Et les journaux ? demanda Fandor. Tu ne m’as pas mis au courant des nouvelles. Voyons, que se passe-t-il ?
— Tout `a l’heure, m’sieur Fandor, tout `a l’heure !
Le journaliste se prenait `a craindre.
Encore qu’il v'ec^ut une existence de moine dans cette 'etrange cellule dont il avait fait son domicile, Fandor ne se d'esint'eressait pas de ce qui se passait, bien au contraire.
Tous les matins, avant de le pousser dans le frigorifique, Bouzille lui faisait rapidement la lecture des nouvelles les plus sensationnelles que contenaient les journaux.
Au moment o`u le vieux chemineau allait cependant donner satisfaction au journaliste, il tressaillit des pieds `a la t^ete.
On venait de l’appeler, une voix criait :
— Bouzille ! Bouzille !
— Bougre de nom d’un chien ! fit le prot'eg'e de Juve et de Fandor. C’est M. le directeur qui m’appelle !
Le chemineau, tout tremblant, courait `a l’extr'emit'e du couloir.
— Me v’i`a ! fit-il en ^otant sa casquette.
Le directeur, un petit homme sec tr`es brun, qui portait des lunettes, demanda d’une voix sourde `a Bouzille :
— Dites-moi donc, mon ami. Hier soir, je vous ai cherch'e et vous n’'etiez pas l`a…
— Oh ! mais si, d'eclara effront'ement Bouzille qui, en effet, n’'etait pas `a son poste, j’'etais l`a !
Le directeur ne voulait pas discuter :
— Peu importe ! grogna-t-il.
Puis il poursuivit :
— J’avais un renseignement `a vous demander. J’ai recu hier une 'etrange d'ep^eche, pr'ecis'ement de M. Juve ; elle 'etait dat'ee de Grenoble. M. Juve me demandait si le cadavre de ce fameux Daniel 'etait toujours `a sa place. J’ai r'epondu oui, je suppose que je ne me suis pas tromp'e ?
Ce qui, dans l’esprit du directeur, 'etait le cadavre de Daniel, 'etait en r'ealit'e Fandor…
Bouzille r'epondit, dissimulant la surprise que lui causait une telle question :
— Le mort n’a pas boug'e, monsieur le directeur, et si monsieur le directeur veut le voir…
Mais le directeur s’en allait.
— Non, non, c’est bien, fit-il, j’ai d’ailleurs d'ej`a r'epondu que Daniel 'etait toujours l`a.
Puis il s’'eclipsait, et Bouzille revint aupr`es du journaliste.
Tous les deux commentaient, non sans une certaine inqui'etude, le r'ecit que venait de faire le directeur `a Bouzille.
— Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? se demandait Fandor. Et pourquoi Juve a-t-il t'el'egraphi'e cette histoire-l`a au patron de la morgue ? Enfin, je suis heureux qu’on lui ait r'epondu que Daniel 'etait toujours l`a !
Si Fandor en 'etait heureux, Juve ne l’avait pas 'et'e en recevant la r'eponse. Le malheureux policier, en effet, lorsqu’il avait d'ecouvert au haut du Casque-de-N'eron le cadavre du v'eritable Daniel, avait eu un espoir supr^eme. C’'etait que, `a Paris, `a la morgue, ce cadavre ne se trouvait plus, car s’il s’y trouvait, se disait Juve, il devrait alors conclure que le cadavre du Casque-de-N'eron 'etant celui de Daniel, le cadavre d'epos'e `a la morgue devrait fatalement ^etre celui de Fandor.
Et tandis que Fandor et Bouzille se posaient la question relative `a cette d'ep^eche, sans prendre la chose autrement au tragique, Juve, en recevant la r'eponse du directeur de la morgue, `a six cents kilom`etres de l`a, `a Grenoble, versait des larmes de d'esespoir et courbait la t^ete, terrass'e par la destin'ee.
Fandor, cependant, insistait aupr`es de Bouzille pour que celui-ci lui f^it sa lecture de journaux.
Le journaliste avait encore dix minutes devant lui pour se remuer, s’agiter ; apr`es quoi il allait lui falloir prendre son r^ole de cadavre depuis neuf heures du matin jusqu’`a cinq heures de l’apr`es-midi.
Bouzille ayant fini ses rangements, d'eployait un journal et 'enoncait les titres `a Fandor.
— Passe la politique, grogna le journaliste, elle me rase et je n’y comprends rien ! Arrive aux derni`eres nouvelles…
Et, tout d’un coup, Bouzille poussait un cri de stup'efaction.
— Ah ! par exemple ! monsieur Fandor…
— Quoi ? Qu’y a-t-il ?
— Eh bien, c’est des nouvelles de Juve…
Fandor alors, sans souci du danger qu’il courait de se faire surprendre, bondissait `a bas du petit chariot sur lequel il s’'etait d'ej`a install'e, et o`u il pouvait passer pour mort `a la moindre alerte.
Il arrachait la feuille des mains du chemineau, il lut avec des yeux stup'efaits cette information :
Un employ'e de commerce, M. Robert, de passage `a Grenoble, s’'etant amus'e `a faire l’ascension du Casque-de-N'eron, a d'ecouvert au sommet de la montagne le cadavre d’un homme qu’il connaissait parfaitement et que, d’ailleurs, les gens de Grenoble n’ont pas tard'e `a identifier.
Il s’agit de la d'epouille mortelle d’un jeune policier amateur, en r'ealit'e clerc de notaire, M. Daniel, qui, chose extraordinaire, a 'et'e assassin'e, il y a quelques semaines, dans le train venant d’Amsterdam `a Bruxelles, et que le policier Juve avait fait transporter `a la morgue de Paris o`u on le croyait encore. La ville est boulevers'ee, on se perd en conjectures sur cet 'etrange 'ev'enement.